POUR OU CONTRE LE VOYAGE ? LA QUESTION N’EST PAS TRANCHéE…

A Barcelone, des manifestants tirent avec des pistolets à eaux sur des « voyageurs » assis en terrasse, excédés de voir leur ville asphyxiée par le surtourisme. Même chose à Palma de Majorque ou aux îles Canaries… Les Espagnols (et ils sont loin d’être les seuls) en ont ras le bol. Tourisme, voyage, exploration, aventure… Les termes varient, charriant leur lot de fantasmes et de snobisme (je suis un vrai voyageur, pas un touriste) avec au final cette question toute simple : doit-on ou non voyager ? Et si c’est le cas, faut-il avoir une bonne raison de le faire ? Mais voyage-t-on jamais pour de bonnes raisons ?

Derrière le concept de surtourisme, « un mépris de classe »

Aujourd’hui, le voyage est devenu un concept fourre-tout dont la définition est élastique, amenant toujours plus de questions que de réponses : voyager est-il affaire de distance ? Qu’est-ce qu’un « vrai » voyage ? A-t-il seulement jamais existé ? Faut-il nécessairement s’éloigner pour voyager ? Difficile de dénouer les fils de « l’expérience fondamentalement contradictoire du voyage ». Juliette Morice, docteure en philosophie et experte en histoire des débats ne tranche pas la (les) question(s) mais nous invite à réfléchir, à mettre en perspective les discours actuels qui nous intiment (à tort ou à raison) de ne plus parcourir le monde pour sauver la planète, en les rapportant aux controverses intellectuelles qui, depuis des siècles s’interrogent sur l’usage des périples.

Car si aujourd’hui le fait de partir ou de s’envoler (en avion) divise les opinions, depuis l’âge classique, philosophes, poètes, écrivains, aventuriers, ethnologues, géographes, débattent et écrivent sur l’utilité ou la vacuité de l’exploration du monde, des autres, et même de soi-même. De Sénèque à Montaigne, de Diderot à Lévi-Strauss, de Kant à Flaubert, mais aussi Baudelaire, Alexandra David-Néel et bien d’autres, l’auteure nous fait revivre à travers les argumentaires transgressifs, poétiques, politiques, intimes, de ces grandes figures littéraires, le rapport complexe, paradoxal et parfois incohérent sur la quête de l’ailleurs, dans sa chambre ou jusqu’au bout du monde. Et cela se révèle captivant.

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Le voyage a de tout temps charrié son lot de fantasmes et de déceptions et de perceptions évolutives sur sa nature propre. Ainsi, dès le XVIe siècle, Montaigne loue le plaisir de voyager dans « une honnête curiosité de s’enquérir de toutes choses », alors que deux siècles plus tard, Rousseau se demandait s’il fallait ou non voyager et quelles règles il fallait adopter. Kant, lui ne voyageait jamais (mais lisait pléthore de récits de voyage) et s’il n’a jamais quitté sa ville natale de Königsberg, il demeure « l’un des plus grands penseurs du cosmopolitisme », rappelle Juliette Morice. Quant à Cendrars, soupçonné de n’avoir jamais embarqué dans le Transsibérien, il rétorque : « Qu’est-ce que ça peut faire, puisque je vous l’ai fait prendre à tous ! ».

Le poltron contre le téméraire, le voyageur casanier contre l’Indiana Jones intrépide, le sage sédentaire contre le fou vagabond… La littérature regorge de personnages incarnant ces extrémités éthiques. Mais au-delà des camps de l’immobilité ou du nomadisme, l’ouvrage questionne avec subtilité notre désir d’habiter le monde. Flaubert, qui rêva toute sa vie de lointaines contrées, une fois parti ne fit que regretter sa terre natale. Chateaubriand ou Kipling regrettent déjà « l’épuisement du monde », puisque la terre n’est plus qu’une « chétive planète » ou les terres inconnues ont disparu. « Essayer de penser le voyage, c’est explorer un terrain paradoxal, celui des désirs contradictoires qui tiraillent l’être humain dans des directions opposées », rappelle l’auteure. Démontrant à quel point le voyage est autant un idéal que la marque éternelle de notre propre insatisfaction.

Les voyages rendent les gens heureux

Paradoxale et contradictoire, l’idée du voyage oscille ainsi selon les époques : entre le XVIe et le XVIIe, le voyage d’agrément est associé à la corruption morale, voire carrément la mort. On devait avant tout voyager dans un but précis : diplomatie, guerre, commerce, échanges savants, mais sûrement pas pour le plaisir. Entre le XVIIIe siècle et le début du XXe, à l’inverse, les explorateurs sont portés aux nues, mais ces derniers produisent déjà des discours sur la nostalgie des temps anciens. Révolution industrielle oblige, les transports vont trop vite, on prône la nostalgie de la lenteur, de quoi rassurer ceux qui font aujourd’hui l’éloge du « temps long » des voyages en train.

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Et puis, changement de paradigme avec l’avènement des loisirs et la démocratisation du tourisme : les voyages ne sont pas seulement utiles, ils rendent les gens heureux. Une « géo-poétique » ultra-vendeuse, suivie de l’ère de l’ego trip vantée tous azimuts sur les réseaux sociaux mais qui a de nouveau du plomb dans l’aile à partir des années 2020 quand l’urgence de la crise climatique combinée à une crise géopolitique, cassent le mythe du voyage lointain.

Partir ou renoncer, rester ou rentrer, rêver ou regretter… Sans jamais trancher ni prendre parti mais en enquêtant avec méthode et rigueur, Juliette Morice offre ainsi une prise de recul sur ces dilemmes à la fois historiques et éminemment contemporains « La pratique des voyages – entre leur impossible interdiction et leurs dérèglements insensés – n’exhument-ils pas cette crise mélancolique, symptôme de notre incapacité à habiter le monde » ? Superflu, indispensable, inutile, instructif, illusoire ou réel, il n’y a pas de « vérité du voyage ». Juste des allers-retours.

« Renoncer aux voyages. Une enquête philosophique » par Juliette Morice, Ed Puf (2024). 20 €.

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