EN TUNISIE, ACHETER DES DEVISES éTRANGèRES RELèVE TOUJOURS DU PARCOURS DU COMBATTANT MALGRé DES RéFORMES

Les acteurs économiques qualifient de « vitrine » destinée à rassurer les partenaires internationaux de Tunis la révision du Code des changes adoptée par le gouvernement.

Présentée comme une « révolution législative » et un « changement historique » par le gouvernement tunisien, la révision du Code des changes approuvée en conseil des ministres, le 14 mars, laisse les acteurs économiques perplexes. Parmi les modifications apportées figurent la reconnaissance des transactions en crypto-actifs et la libéralisation de certains paiements en devises étrangères. Cependant, les principaux flux de capitaux restent conditionnés aux circulaires de la Banque centrale tunisienne et soumis à des autorisations préalables.

Le dinar n’étant pas convertible, il est extrêmement difficile pour un particulier résidant en Tunisie qui ne dispose pas de compte bancaire en devises étrangères d’acquérir un bien à l’étranger ou simplement de payer un produit sur un site en ligne de commerce international. Sans compter que la monnaie locale a perdu 60 % de sa valeur en dix ans.

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En cas de déplacement hors des frontières, les Tunisiens ont accès à une allocation touristique. Mais elle est plafonnée à 6 000 dinars (1 775 euros) par an et par personne, ce qui restreint considérablement les déplacements. Même pour les voyages d’affaires et les étudiants, les montants sont encadrés. Les transferts, achats ou paiements de services en ligne en devises étrangères sont également soumis à une série d’autorisations préalables de la Banque centrale, ainsi qu’à diverses restrictions et obstacles administratifs.

Ahmed Hermassi, travailleur indépendant de 38 ans spécialisé dans la création audiovisuelle et la communication, se débat avec ces contraintes légales depuis dix ans. En l’absence de statut juridique pour les travailleurs indépendants, il ne peut pas acheter une application en ligne, un logiciel nécessaire à un travail de création, ou sponsoriser son produit sur les réseaux sociaux. Comme les achats, la réception des paiements doit également être justifiée auprès de la Banque centrale. Même pour quelques centimes d’euros.

Economie numérique parallèle

« La Banque centrale peut nous permettre d’envoyer et recevoir des devises. Le problème, c’est que, pour chaque transfert, il faut attendre, faire la queue, justifier… Ce n’est ni compétitif ni rentable », souligne Ahmed Hermassi, qui a fondé le réseau Uprod’i avec d’autres professionnels du secteur pour tenter de faire évoluer la réglementation.

Aujourd’hui encore, avoir un compte PayPal ou sur toute autre plate-forme qui permettrait de faciliter certaines transactions est impossible selon les circuits légaux. Certes, le projet de loi gouvernemental prévoit la possibilité d’« ouvrir des comptes de paiement auprès des institutions et plates-formes de paiement, d’échange et de commerce électroniques étrangères », mais il est précisé que ces comptes devront être utilisés « essentiellement pour recevoir le paiement des exportations réalisées », lequel devra être ensuite rapatrié.

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Pour sortir de ce carcan, toute une économie numérique parallèle, en plus du marché noir traditionnel, s’est développée sur les réseaux sociaux en Tunisie. Sur des groupes publics Facebook dédiés aux travailleurs indépendants, des demandes telles que « Qui peut me vendre 1 000 euros ? Donnez-moi votre taux » fleurissent, entre deux offres d’emploi ou de services, avec des taux proposés souvent plus élevés que le taux officiel fixé par la Banque centrale.

Difficile de mesurer l’ampleur des sommes qui circulent par ces voies détournées. Mais Ahmed Hermassi alerte sur les risques encourus par ceux qui cherchent à acquérir des devises de cette manière : non seulement ils peuvent être victimes d’arnaques, mais ils s’exposent à être poursuivis pour blanchiment d’argent. Les infractions de change sont passibles de deux ans d’emprisonnement assortis d’une amende – contre cinq ans avant la réforme.

Niveau faible d’investissement

Au-delà de la révision de ces dernières dispositions législatives, les amendements apportés par le gouvernement ne satisfont pas les différents acteurs économiques qui poussent pour un changement de la réglementation des changes. Dans son évaluation des dispositions prévues, l’Institut arabe des chefs d’entreprise (IACE) déplore qu’« aucune garantie ne soit donnée pour les problèmes liés principalement à la lenteur des procédures, les délais d’attente et la fixation des plafonds » qui demeurent régis par des circulaires et des décrets d’application.

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« Il ne s’agit que de lois vitrines, des lois qui seront adoptées dans le seul but d’améliorer notre image à l’étranger, pour dire aux partenaires internationaux que nous sommes en train de nous mettre à niveau », estime Louai Chebbi, économiste et président de l’association Alert, qui lutte contre l’économie de rente en Tunisie.

Selon lui, la libéralisation ou la convertibilité du dinar serait une mesure prématurée alors que le niveau d’investissement et la monnaie tunisienne demeurent faibles. « Si on s’ouvre à la libre circulation dans ce contexte, il y a un risque de transferts importants vers des économies plus sûres », prévient-il, faisant planer la menace d’une dévaluation importante de la monnaie locale. Pour lui, une réelle libéralisation de la monnaie est conditionnée au rétablissement de la confiance dans la situation économique et politique de la Tunisie.

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